Moana Gascogne 2024, épisode 6
La météo devait nous aider à choisir, elle le fit, s’annonçant globalement médiocre, avec pour commencer plusieurs jours de vent d’Ouest : nous pouvions soit patienter sur place, soit profiter de ce flux d’air pour nous rabattre un petit peu vers le fond du Golfe… avec certes des conditions de détection assez moyennes.
Nous prendrons la seconde option, mais nous ne serons pas bredouilles pour autant : nous choisissons de rester en protocole de prospection visuelle et acoustique, et nous détecterons plusieurs groupes de dauphins à quelques centaines de mètres de distance. Malgré une courte visite à l’étrave, les animaux semblent occupés et, compte-tenu des conditions de mer, nous n’essaierons pas de les observer davantage.
En fin de journée, alors que nous commençons à approcher des côtes françaises, la météo se tasse un petit peu, et nous sommes récompensés de notre persévérance lorsque Cathy détecte trois Ziphius de Cuvier en train de nous croiser à toute vitesse.
Nous nous mettons immédiatement en position d’observation, tablette et téléobjectif en main, et nous parvenons à retrouver les animaux à la sortie de leur sonde de récupération. Après à nouveau deux minutes de surface, plus calmes cette fois-ci, les Ziphius disparaissent à nouveau ; nous ne les retrouverons plus, mais nous sommes tout de même contents d’avoir pu récolter de précieuses données sur leur comportement et particulièrement sur leurs déplacements, non seulement durant leurs phases de surface mais aussi entre deux phases de surfaces… ça n’était pas gagné d’avance !
Nous reprenons nos quartiers à Anglet pour quelque temps ; la saison avance, la fin de notre période d’embarquement estivale approche, et nous savons que d’ici là les journées de beau temps se compteront sur les doigts d’une main.
Nos objectifs pour la période seront de réaliser une à deux observations comportementales de bonne qualité sur des Ziphiidés au large, ainsi que plusieurs observations de delphinidés en eau profonde et sur le plateau afin d’observer leurs comportements dans les deux environnements.
Sitôt le vent d’Ouest calmé, le large du Gouf nous permet de commencer à remplir nos objectifs : un amas de 150 Stenella, réparti initialement en une dizaine de sous-groupes, est en train de sortir vers le Nord-Ouest. Nous décidons de les observer un moment ; les informations affluent de toutes parts et Anaïs et Cathy, bien que passées maîtresses dans l’art du padocage, ont fort à faire : même par beau temps, les observations comportementales longues sont souvent éprouvantes pour tout l’équipage. Un sous-groupe s’approche à une vingtaine de mètres du bateau puis continuera son chemin ; une partie des animaux se déplace calmement mais plusieurs sous-groupes se rassemblent et se mettent à socialiser à grands renforts de voltige sous-marine, de concerts de sifflements et de sauts biscornus.
Les Stenella ne sont d’ailleurs pas les seuls à sauter dans la zone : peu après que nous les ayons quittés, d’autres bonds plus impressionnants attirent nos yeux vers l’horizon. Des animaux plus grands, entre 5 et 8 mètres sans doute, à 3000 ou 3500 mètres dans le travers. Le temps de nous approcher un petit peu de la zone en question, quelques tics HF de Ziphiidés sont audibles à l’acoustique, mais il n’y a plus rien à voir. Nous profitons du temps calme pour patienter un petit peu sur zone ; nous perdons les tics HF, puis un petit groupe de cachalots résonne dans le lointain. Alors que nous commençons à nous demander si nous ne serions pas partis sur une fausse piste, un dos de Ziphius brille enfin sous le soleil, puis est rejoint par plusieurs de ses comparses : c’est un groupe de quatre individus adultes.
Nous observons à distance nos animaux, deux mâles et deux femelles, nous consignons leurs moindres faits et gestes sur PADOC. Chez les Ziphius, les femelles adultes sont un petit peu plus grandes que les mâles, et ont tendance à être très « propres », avec pratiquement aucune cicatrice. Elles sont d’un marron plus ou moins uniforme lorsqu’elles sont encore jeunes, puis virent progressivement au gris puis au blanchâtre. Les mâles suivent à peu près la même évolution, avec une phase notable où ils ont le dos blanc sur un corps noir. Surtout, les mâles adultes ont tendance à se recouvrir de cicatrices des blessures qu’ils s’infligent entre eux, vraisemblablement lors de joutes dans le cadre de l’accès aux femelles, quoique rien ne soit solidement prouvé.
Nous prenons un petit peu de hauteur pour discerner un peu mieux ce qui se passe sous la surface… instants privilégiés d’observation de la si méconnue vie sociale des Ziphius.
Alors, voit-on de la joute entre mâles ? Que nenni ! Nos quatre animaux nagent très civilement les uns aux côtés des autres. Une femelle partira assez rapidement en sonde ; un des deux mâles la suivra peu après, et nous ne les reverrons plus.
Le deuxième couple prend davantage son temps, tantôt en surface, tantôt en subsurface. De façon un petit peu inattendue compte-tenu de la réputation de ces animaux, le mâle est plutôt moins entreprenant que la femelle. Celle-ci accélère, ralentit, revient virevolter sous le nez du mâle, s’éloigne à nouveau, puis se réapproche… Notre balafré ne laisse pas transparaître grande émotion, et les choses se calment un petit peu : les deux animaux font la bûche à quelques mètres l’un de l’autre, en tout bien tout honneur, puis prennent quelques inspirations et partent en sonde de prédation.
D’autres observations comportementales nous attendront dans la zone, d’un intérêt différent : les petits delphinidés, Communs et Bleus et blancs, vivent non loin les uns des autres, parfois presque au même endroit, mais ont des habitudes bien distinctes.
Les Delphinus, s’ils paraissent en moyenne toujours plus calmes que leurs cousins, ont un comportement qui semble conditionné à de nombreuses variables : heure du jour, taille du groupe, position géographique, … sans compter les éléments plus « extérieurs » pouvant jouer : engins et bateaux de pêche, approches de whale-watchers, présence d’animaux d’autres espèces…
D’autres éléments encore plus extérieurs, enfin, ont une influence encore plus difficile à évaluer : c’est le cas des conditions océanologiques au sens large, notamment de la température de l’eau qui augmente rapidement en ce mois d’août, ou de la couleur de l’eau qui demeure très verte, chargée en plancton, alors que nous l’avions déjà observée beaucoup plus claire à pareille époque les années précédentes.
Lorsque nous observons des Delphinus, la couleur de l’eau n’est d’ailleurs pas la seule couleur qui nous intéresse : nous croisons à plusieurs reprises des groupes de dauphins communs comprenant des individus mélaniques, qui ne portent pas le sablier jaune sur la partie avant de leurs flancs.
Nous notons avec précision ces observations, qui iront rejoindre des données sur lesquelles nous avons commencé à communiquer l’an passé : c’est un phénotype que nous n’avons en effet jamais rencontré en Méditerranée, mais que nous avons remarqué de façon à peu près homogène chez les Delphinus atlantiques de plusieurs régions depuis 2013. Un indice sur les flux génétiques, sans doute !
L’heure de la remontée vers le Nord s’apprête à sonner, mais avant cela une dernière poussée vers le large offrira à l’équipage un beau souvenir… Les belles observations de Ziphius font souvent cet effet, et les observations par les Ziphius, encore davantage.
Alors qu’une houle tenace semblait en passe de gâcher la journée de beau temps, nous détectons sur une crête trois animaux sortis de sonde à 500 mètres. Nous ralentissons pour tâcher de les approcher un petit peu sans les déranger, puis nous nous rendons compte qu’ils semblent avoir eu exactement la même idée.
Nous nous mettons à l’arrêt, tout le monde retient son souffle à bord pendant que les animaux nous observent avec curiosité.
La scène aura semblé durer au moins deux minutes aux observateurs, mais le chronométrage de la tablette est formel et n’annonce qu’une trentaine de secondes. Nous continuons à faire confiance au chronomètre et nous poursuivons l’observation à distance : les trois animaux s’éloignent et effectuent leurs sondes de récupération, puis plongent vers les profondeurs et nous reprenons notre route.
Le cap mis ensuite au Nord nous offre évidemment moins de plongeurs profonds, mais nous pouvons mettre à profit du très beau temps sur le plateau pour y observer le comportement des dauphins communs.
Ils semblent parfois au repos ou en déplacement lent, parfois en chasse, mais ils sont souvent en petits groupes compacts : voilà qui contraste avec les groupes de 300 animaux que nous voyions quelques jours plus tôt !
Nous serons rejoints la veille de l’arrivée au port par des animaux particulièrement bruyants : sifflements, impulsions, grincements, aboiements, caquètements, il y a toute une jungle là-dessous. La nuit est quasiment tombée et l’hydrophone n’est plus que notre seule façon de nous informer sur ce qui se trame autour de nous… mais les animaux, un sympathique groupe de Tursiops, viendront d’eux-mêmes se faire observer en nous rejoignant à l’étrave puis en nous accompagnant pendant près d’une heure, à la grande satisfaction de l’équipage.
Le lendemain sera venteux, houleux et gris, et c’est fatigués que nous nous amarrerons au port du Verdon. Les prochains jours ne promettant pas d’accalmie, ce sera donc sur ces Tursiops enjoués que nous bouclerons notre campagne estivale ! Beaucoup de houle, beaucoup de vent, mais tout de même 85 observations dans la besace dont plusieurs très intéressantes.
Il ne nous reste donc plus qu’à éplucher tout ça, avant sûrement quelques sorties plus hivernales si la météo nous le permet !