Au croisement des vallons, des petits mésoplodons

Moana Gascogne 2024, épisode 5

En ce milieu d’été, nous poursuivons donc nos prospections dans le Sud-Est du Golfe de Gascogne.

S’il ne fallait citer qu’une seule des caractéristiques de cette zone, ce serait sans doute la grande variété de sa topographie sous-marine (…bon, soyons honnêtes, sa météo marine un petit peu capricieuse et ses houles croisées peu agréables nous viendraient aussi assez vite en tête).
Nous vous avions déjà parlé bien sûr du Gouf de Capbreton, il n’est pas seul dans son genre : à son extrémité Ouest, il se jette dans le canyon de Santander, qui descend vers le large sur un axe Sud-Nord. Pratiquement symétrique, juste un peu plus à l’Ouest, se trouve le second des grands canyons cantabriques, c’est la vallée de Torrelavega. Enfin, plus au Nord, on trouve au large du bassin d’Arcachon le canyon du Cap Ferret, dont l’embouchure rejoint à peu près celles des vallées de Torrelavega et de Santander. Un vrai carrefour !

Après plusieurs incursions dans le « Grand Gouf », nous mettons à profit un peu de temps calme (deux jours de suite, presque un miracle !) pour pousser la prospection un peu plus au large, en direction de ce fameux carrefour. Conscients que nous n’arriverons sûrement pas à vraiment l’atteindre cette fois-ci, mais curieux tout de même de voir ce que nous pourrons croiser sur le chemin.

Même par beau temps, Anacaona n’apparaît pas bien grande sur le vaste océan !


Les constats que nous avions déjà commencé à faire dans les épisodes précédents ne se démentent pas : les discrets Ziphius de Cuvier sont ici présents en nombre. Ils sont très occupés à manger et, après quelques minutes d’observation, rejoignent les profondeurs nourricières.

Photographié au téléobjectif, le dos d’un Ziphius détecté à 1500 mètres par très beau temps. Pas très spectaculaire, on vous l’accorde.


Assez occupés également, les petits delphinidés : nous croisons plusieurs groupes de Stenella, parfois en train de socialiser entre eux, parfois en phase de prédation ; en tout cas peu enclins à s’approcher d’Anacaona.

Mais quel est donc ce drôle d’oiseau ? Les Stenella locaux (… locos ?) sautent fréquemment à plus de six mètres de haut.

Les dauphins communs -relativement peu nombreux comparé à ce que nous avions observé plus à l’Est- semblent assez timides ; un groupe s’approchera tout de même un petit peu du voilier, deux subadultes plus turbulents que la moyenne viendront brièvement visiter notre étrave, puis les animaux nous contourneront prudemment par l’arrière. Il faut dire que, coïncidence ou non, plusieurs membres du groupe semblent n’être de ce monde que depuis peu ; ces nourrissons, taille microbes, restent sagement aux côtés de leur mère. Le milieu de l’été, pour la plupart des petits odontocètes, correspond à la période de reproduction et de mise-bas : plus la saison progresse, et plus les moyennes d’âge des groupes régressent !

Respirant bien au milieu de son groupe, ce petit Delphinus a moins d’un mois


Alors que plusieurs courtes observations de Ziphius ont laissé certains équipiers un petit peu sur leur faim, l’heure tourne, le soleil aussi ; nous savons que la fenêtre de beau temps se rapproche de sa fin, et à dire vrai nous ne refuserions pas une dernière belle observation de Ziphius pour conclure cette escapade au large.

Mais rien, à part une belle eau en miroir. Ah, une méduse à la dérive ; deux, même ; on note.
Et toujours rien. Puis, « J’ai un dos là ; +40°, 500 m ! ». Ah ! Plus qu’un dos en fait ; deux, trois, quatre, cinq… Sortis de nulle part, comme les Ziphiidés savent si bien le faire, les dos animent tout à coup le miroir… puis disparaissent à nouveau. Petit suspense, allons-nous avoir un peu de chance et sont-ils simplement en courte sonde de récupération, ou bien sont-ils déjà repartis se nourrir en profondeur ?

Un petit tour à 500 m et puis s’en vont… déjà ?

L’étude du comportement des Ziphiidés en surface est très difficile, et la quasi-totalité des études se base sur les données de balises fixées sur les animaux par des équipes américaines. Mais ces balises sont surtout conçues pour étudier ce que font les animaux en profondeur, pendant les phases de prédation en particulier, et ne donnent que très peu d’informations sur ce que font les animaux en dehors de ces phases. C’est pour cela que les rares données comportementales recueillies lors d’observations visuelles par bateau sont importantes, mais cela demande une bonne dose d’entrainement, du matériel adéquat… et parfois un peu de réussite aussi, ça peut aider !

En parlant de réussite, ce coup-ci, nous en avons : nous nous mettons en station sur le lieu de disparition des animaux et, après moins de dix minutes de sonde, nous redétectons leur sortie, et nous pouvons continuer l’observation comportementale. Anaïs manie la tablette d’une main experte, et consigne en temps réel les comportements, les souffles, les chronos, les déplacements, sur PADOC.
PADOC, longuement développée par Laurent et le GREC (et par ailleurs disponible gratuitement depuis 2018 pour tout possesseur d’appareil Android), est une application mobile dédiée à l’observation des cétacés, et en particulier destinée à recueillir rapidement et de façon géolocalisée des informations lors d’observations comportementales comme celles-ci.

A gauche, l’écran de saisie des évènements de PADOC ; à droite, l’écran permettant l’entrée régulière des déplacements des animaux

Rapidement, nous identifions un peu mieux la structure du groupe : trois paires d’animaux évoluent de façon plus ou moins indépendante, et chaque paire est constituée d’une femelle et d’un jeune. L’un des trois jeunes est un juvénile, né probablement l’an dernier, mais les deux autres sont des nourrissons âgés de quelques semaines.

Une femelle suivie de son juvénile ; pour une fois qu’il fait beau et que le ciel n’est pas gris, voilà que ce sont nos animaux qui le sont !

Particularité, aussi : au lieu d’avoir une teinte marron ou blanchâtre comme l’ont usuellement les Ziphius, nos animaux sont d’un gris quasi-uniforme. Au bout de quelques respirations, nous les trouvons aussi de taille plutôt faible, avec un rostre assez long, des mouvements respiratoires rapides et assez arqués…… des Mésoplodons !

Les Mésoplodons sont des Ziphiidés beaucoup moins communs que les Ziphius dans la région, et qui ont un comportement qui les rend encore plus délicats à observer en surface. Seize espèces différentes existent dans le monde, mais il est souvent difficile de les différencier entre elles en mer.
En l’occurrence, quatre espèces ont déjà été observées, plus ou moins couramment, dans le Golfe de Gascogne : les Mésoplodons de Sowerby, de Blainville, de Gervais et de True. Nous excluons rapidement le Sowerby : cette espèce a un rostre vraiment très long, ce que nos individus n’ont pas.

Le « sourire du dauphin » est proverbial, mais connaissiez-vous le sourire de la mésoplodonne ?

Après plusieurs phases de surface, les animaux disparaissent ; pour de bon, cette fois-ci : nous entendons des signaux de prédation à l’hydrophone.
D’ailleurs, le vent se lève ; force 2, puis force 3, des « moutons » d’écume apparaissent à la surface : la météo devient impropre à travailler sur du Ziphiidé, et nous quittons la zone.

Nous ne sommes même pas encore au port que, curiosité jouant, nous commençons à regarder quelques images dans l’espoir d’une identification de nos Mésoplodons à l’échelle de l’espèce.
Des trois possibilités restantes, on peut assez raisonnablement écarter le Blainville, nos mâchoires inférieures n’étant pas assez arquées. Restent le Gervais et le True : ces deux espèces sont facilement discernables lorsque la tête d’un mâle adulte (seuls à avoir des dents, les femelles n’en ont pas) a pu être photographiée, puisque les dents ne sont pas placées au même endroit pour les deux espèces. Nous n’avons ici que des femelles et des jeunes mais heureusement, nos images sont de qualité suffisante et des petits détails (forme de la tête, pigmentation avec absence de ligne dorsale grise foncée mais présence d’une zone claire sur le melon) nous permettent de faire l’identification : des Mésoplodons de True !

Une de nos femelles Mesoplodon mirus, escortée de près par son nourrisson

C’est une belle, et instructive, observation puisque cette espèce n’a été observée qu’une poignée de fois dans le Golfe de Gascogne. Et puis, une nouvelle espèce pour Anacaona et le GREC… ça n’arrive pas tous les jours alors ne boudons pas notre plaisir !

Le ciel s’est déjà bien couvert, mais le soleil nous salue fugacement une dernière fois

De retour à quai pour un peu de repos le temps que le baromètre remonte, les options sont ouvertes pour la fin de l’été : rester encore dans cette zone, ou bien repartir vers l’Est du Golfe… la météo nous aidera à décider !

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